Chapitre 4

 

Le silence de Birkenau est le plus expressif des silences. Plus un cri, plus un râle, et pourtant il est à lui-même un hurlement qui vous saisit au fond du cœur, et au détour de la bonne conscience. Alors vous sursautez, vous demandant si vous avez raison d’être si content de vous. Qu’ai-je fait de ma vie ? Ne l’ai-je pas gâchée, alors que tant d’autres l’ont perdue prématurément, dans la violence, l’horreur, l’ignominie, la déshumanisation ? Quelle a été mon attitude pour que justice soit faite là où je suis, pour que la liberté soit souveraine, pour que la vérité éclate et dénonce toute entreprise de mal qui contribuerait à reproduire ces infamies?

« Souvenez-vous ! » nous crient les victimes du camp d’Auschwitz , et plus largement, les six millions de victimes de la Shoah. « Souvenez-vous, sinon vous allez reproduire ce que vous enfouissez sous les sables de l’oubli, vous allez reproduire – et peut-être à vos dépens – ce qui s’est passé en ces lieux ! »

1,3 million de personnes ont été déportées dans le camp d’Auschwitz (personnes ayant pu être répertoriées). 1,1 million de ces déportés y sont morts. (Ceux qui ont pu être répertoriés...) Parmi eux, 960 000 juifs, 70 000 à 75 000 Polonais, 21 000 Tziganes, 15 000 prisonniers de guerre soviétiques, 10 000 à 15 000 détenus d’autres nationalités.

 

Dans le Judaïsme, il y a deux harmoniques de sens dans l’action de mémoire. On peut accéder à la Shoah par l’une ou l’autre porte. D’une part, celle qui a un sens de souvenir des morts, Yizkor , et qui veut les honorer. (Le Yizkor, qui veut dire Souvenance, est une prière où l’on demande à Dieu de se souvenir des défunts qu’on lui confie, et de leur donner le repos éternel.) D’autre part, Zahor, qui incite au Devoir de Mémoire, afin que plus jamais ne se reproduisent de telles atrocités. C’est par cette dernière que j’aborde la Shoah, sans négliger l’autre bien entendu. D’ailleurs, on se rend très vite compte qu’il est impossible de les dissocier, et je vais bientôt vous le montrer.

Faire acte de Mémoire, ce n’est pas rester-là à se lamenter, les yeux fixés sur le passé ; ce n’est pas ressasser inlassablement des faits qui nous paralysent, ou nous usent ; ce n’est pas refuser de vivre notre vie pour respecter davantage les morts. Nous leur devons, à tous ceux qui sont morts, de profiter encore plus pleinement de cette vie que nous pouvons vivre à notre guise sans être inquiétés. Nous sommes “condamnés” à sublimer notre existence pour honorer ceux qui en ont été privés. Que le passé soit un tremplin pour vivre tendus vers l’avant. Que le passé soit aussi comme un “warning” qui clignote à l’horizon et nous rappelle sans cesse ce qu’il faut faire – ou ne pas faire – dans nos vies, pour que cela ne se reproduise plus. Faire œuvre de Mémoire commence par entreprendre de changer notre attitude de vie personnelle, avant de vouloir changer celle des autres. Les monstres peuvent exister, mais ils ont besoin d’une multitude de gens ordinaires pour les suivre, pour se laisser manipuler et fanatiser. Sans cela, ils ne peuvent rien faire. Essayons de passer nos vies à la forge de la vigilance et de la prudence, de la tolérance et de la constance.

 

La Shoah nous parle à nous, les vivants ! Elle nous parle des victimes, mais elle nous parle aussi de la part des victimes. Le nom de la Shoah consonne avec extermination, destruction, anti-création, abomination. Mais si l’on sait résister au phénomène d’hypnotisme que représente le gigantisme du mal ainsi déployé, si l’on sait dépasser sa dangereuse fascination morbide, on commence alors à prendre conscience qu’elle peut être un creuset où il devient possible de forger des œuvres en vue du bien ; le feu qu’elle a allumé devient un foyer ardent où l’on peut fourbir des armes pour la combattre. Elle a bien des choses à nous révéler, elle porte à notre humanité, bien malgré elle, et paradoxalement, un message de vie urgent, vital, et essentiel.

 

Pour ma part, je n’ai pas cherché à connaître la Shoah, c’est elle qui s’est fait connaître à moi. Elle m’a saisi, elle m’a emporté dans un tourbillon violent, elle m’a soulevé comme le feraient des eaux en furie. Une fois passées et dépassées les années vécues à ressasser ses horreurs, après avoir démasqué son œuvre de tétanisation, et même de fascination mortelle, j’ai commencé à me rendre compte que les victimes de cette barbarie transformaient peu à peu les hommes qui savaient écouter leurs cris.

 

On ne s’habitue pas à la Shoah une fois qu’on l’a rencontrée, on ne s’en défait plus, elle est incontournable, et si on ne veut pas qu’elle fasse de vous une nouvelle victime, il faut trouver des armes subtiles pour mener une bataille contre elle. Loin de la fuir, il faut apprendre à la connaître ; en effet, on combat mieux un ennemi quand on le connaît, quand on a éventé ses plans, ses ruses et ses mensonges. Pour me sortir de ses filets destructeurs, je n’avais qu’une seule issue, la fréquenter, l’étudier, l’analyser, prier aussi, découvrir ses ressorts secrets, apprendre à la connaître – sinon la comprendre – pour trouver les failles de sa monstruosité.

 

Je ne prétends pas à moi seul arriver à enrayer les empreintes de ses méfaits, lesquels continuent à s’immiscer dans les cœurs et les consciences – et c’est de là qu’ils viennent – je prends seulement ma place dans la chaîne immense de tous ceux qui l’ont déjà combattue, et je parle à mon tour, et avec tant d’autres à travers le monde, pour dire qu’il nous est impossible de laisser le monstre camoufler ses crimes. Si on l’oublie la Shoah, elle reviendra. Sous quelle forme ? – Qui l’attendait sous la forme qu’elle a prise ! – Sous quels cieux ? Pour quelles victimes ? Et avec quels nouveaux desseins machiavéliques ? Tout homme de bonne volonté est appelé à s’enrôler sous la bannière du Bien, pour la combattre, et combattre ce qui l’a produite.

 

Grâce à Auschwitz, après avoir été trop longtemps aveugle et inconscient, alerté que j’avais été sur les conséquences tragiques de l’antisémitisme, je pris conscience concrètement, par rayonnement, du danger de toutes formes de racisme, d’intolérance, de fanatisme, d’injustice, de violence, de xénophobie, de manipulation des consciences, de mépris, de répartition des êtres en échelles de valeurs… Et cela envers toutes personnes, de toutes religions, de toutes couleurs, de toutes cultures… Sachons faire de notre rencontre avec la Shoah une chance pour notre monde contemporain et pour l’avenir de notre humanité. Chacun selon ses dons et ses aspirations. Les cendres des victimes d’Auschwitz seraient-elles plus chaudes que nos cœurs ? Leurs cendres m’ont réveillé, purifié par leur incandescence. Puissent les feux des bûchers se transformer en lumière éclairant nos cœurs. Les cendres qui sont montées vers le ciel par les cheminées des crématoires sont retombées sur notre terre. Puissent-elles l’ensemencer de vigilance et d’éveil, de tolérance et d’accueil, de justice et d’amour. 

 

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